Nippori, Tōkyō

par A et G  -  3 Juillet 2015, 22:59  -  #Promenades citadines

Promenade tokyoïte : Nippori (Tōkyō, préfecture de Tōkyō, Japon)

Nippori, Tōkyō

Il y a quelque chose de juste et de doux dans les cimetières japonais : un retour à une nature qu'on arrange à peine et qui vous reprend comme vous étiez, et moins brutalement qu'en vous mettant en terre.

 

Citation tirée de l'ouvrage Le vide et le plein – Carnets du Japon 1964-1970 (2004), Nicolas Bouvier

 

 

Temples et traditions

 

    En ce vendredi de début juillet, la mousson continue d'arroser généreusement la région. Mais quelques accalmies permettent quand même de se balader sans pour autant se transformer totalement en éponges... Après avoir exploré quelques facettes (Shinjuku, Roppongi) de la ville haute – Yamanote –, moderne et trépidante, nous décidons cette fois de prendre la direction de la ville basse – Shitamachi –, cœur historique d'Edo (l'ancien nom de Tōkyō jusqu'en 1868). Plus précisément, c'est Nippori que nous rejoignons, le « quartier des tissus », au nord-est de la capitale. Jusqu'à présent, les seules fois où nous nous étions rendus dans ce recoin de la cité, c'était pour prendre le train de la ligne Keisei menant à l'aéroport de Narita. Or, si la zone demeure un peu à l'écart du champ d'action des radars touristiques, elle est pourtant réputée comme l'un des rares endroits où l'on peut encore percevoir un parfum du Tōkyō traditionnel. Il nous restait encore à le vérifier...

La gare de Nishi-Nippori, point de départ de notre balade

La gare de Nishi-Nippori, point de départ de notre balade

    Notre promenade débute dans la Suwadai-dōri. Autour de cette petite rue calme, longeant les voies de chemin de fer, de nombreux sanctuaires et temples bouddhistes sont disséminés un peu partout. Preuve que le quartier a été quelque peu épargné par les bombardements aériens durant la Seconde Guerre Mondiale, les lieux de culte se comptent par dizaines et datent parfois d'époques assez anciennes : entre autres, le Suwa-jinja (bâti en 1205, il est, tout comme dix mille autres de ses semblables, affilié au Suwa-taisha – le « grand sanctuaire Suwa », dans la préfecture de Nagano – vieux de plus de 1200 ans), le Yōfuku-ji, le Kyoō-ji.

Sourire au Suwa-jinja ; à gauche en arrière-plan, un komainu surveille le sanctuaire

Sourire au Suwa-jinja ; à gauche en arrière-plan, un komainu surveille le sanctuaire

Les hortensias du Yōfuku-ji

Les hortensias du Yōfuku-ji

Vieilles bâtisses le long de la Suwadai-dōri

Vieilles bâtisses le long de la Suwadai-dōri

    Ici, on découvre deux Niō(1) à l'air féroce ; là, ce sont deux komainu(2), variante animale des Niō, qui surveillent l'entrée de l'endroit sacré ; un peu plus loin, nous pouvons contempler un vieil honden(3) en bois ; peu après, figées à côté de beaux hortensias fleuris, des statuettes de Jizō(4) s'alignent sagement. En quelques hectomètres, c'est ainsi tout le vocabulaire propre aux religions du Japon qu'il nous est donné de nous remémorer...

Statue dans le jardin du Yōfuku-ji

Statue dans le jardin du Yōfuku-ji

Alignement de Jizō (Yōfuku-ji)

Alignement de Jizō (Yōfuku-ji)

Moments de calme au Kyoō-ji qui accueille, comme de nombreux autres temples du coin, un petit cimetière dans son enceinte

Moments de calme au Kyoō-ji qui accueille, comme de nombreux autres temples du coin, un petit cimetière dans son enceinte

Un saut à l'époque d'Edo

 

    Une fois au niveau de la gare de Nippori, nous parvenons au cœur du faubourg dénommé Yanaka (ce dernier forme, avec ses voisins de Nezu et Sendagi, le district historique de « Yanesen »). Depuis là, une bifurcation vers l'ouest s'impose, pour un aller-retour dans Yanaka Ginza, l'artère commerçante du quartier. On y accède via l'escalier yake Dandan, où se prélassent d'innombrables chats errants, pour le plus grand bonheur des photographes amateurs (aujourd'hui, la lumière du ciel est hélas d'une tristesse à pleurer). Au-delà des marches, de petites échoppes se succèdent, proposant textile, artisanat, ou encore gourmandises.

Gargotes et petites boutiques s'alignent sous cette arcade discrète

Gargotes et petites boutiques s'alignent sous cette arcade discrète

Magasin de o-senbei traditionnels (crackers de riz japonais)

Magasin de o-senbei traditionnels (crackers de riz japonais)

    Alors que nous longeons à nouveau les voies ferrées, nous tombons rapidement sur le Musée Asakura Chōso (Asakura Chōso-kan). Celui-ci est installé dans l'ancienne résidence, qui faisait aussi office d'atelier, du sculpteur Asakura Fumio, encore connu sous le nom de Chōso (1883-1964). La bâtisse, noire comme la suie, est conçue selon un design étonnant et son jardin est réputé magnifique. Non loin de là, on trouve de nombreuses boutiques traditionnelles, ouvertes sous l'ère Taishō (la « période de grande justice », 1912 – 1926). Les touristes n'abondant pas, le coin est idéal pour ceux en quête de souvenirs typiques : art sur bois, sculptures, calligraphies, poteries, objets de culte (encens, tablettes votives, ...), confiseries, rien ne manque ! Pour les fans de chats (neko), un petit magasin est même dédié aux bibelots représentant l'animal, symbole du quartier comme le noir félin l'est à Montmartre.

Façade du Musée Asakura Chōso

Façade du Musée Asakura Chōso

Chat en bordure du cimetière Yanaka

Chat en bordure du cimetière Yanaka

    Dans la rue, il flotte un esprit du vieux Edo, des effluves de nostalgie. En opposition à la frénésie de Yamanote, le temps semble figé dans cette petite parenthèse géographique, et une sérénité silencieuse se dégage des ateliers et galeries d'art qui y ont élu domicile. Des vieillards immobiles contemplent la chaussée, à l'abri derrière leurs fenêtres. Beaucoup de maisons, encore construites en bois, tiennent de guingois. Il semblerait qu'un souffle suffise à ce qu'elles s'écroulent sur elles-même, et on se demande bien comment elles ont pu résister aux séismes qui régulièrement secouent les entrailles du Japon... Il n'y a rien ici d'exceptionnel ni de particulièrement remarquable, mais les vieux murs, les jardins soigneusement entretenus, les attitudes, tout transpire l'authenticité, notion égarée dans la majorité des quartiers de la ville, caractère balayé par le flux de la modernité.

Dans une allée du Chōan-ji, un temple de la secte Rinzai

Dans une allée du Chōan-ji, un temple de la secte Rinzai

Grand Bouddha (Daibutsu) créé en 1690, posé dans l'enceinte du Tennō-ji

Grand Bouddha (Daibutsu) créé en 1690, posé dans l'enceinte du Tennō-ji

    Bien sûr, au milieu de cette quiétude, les lieux de culte se succèdent à nouveau, avec souvent de petits cimetières bâtis en leur sein : Ryūsen-ji (temple de la secte Nichiren(5)), Kannon-ji (temple de la secte Shingon(6), consacré à Kannon(7), et joliment entouré d'un mur typique du style Tsuijibei(8)), Chōan-ji (temple de la secte Rinzai(9), bâti en 1669), Tennō-ji (temple de la secte Tendai(10), fondé en 1274), ... L'ensemble forme un terreau fécond pour les dessinateurs en herbe à la recherche de sujets d'esquisses. Encore faut-il être capable de crayonner au milieu des moustiques ! Une fois parvenus au bout de la rue, nous revenons sur nos pas à travers les dix hectares du cimetière Yanaka (Yanaka Reien). C'est un véritable labyrinthe, à l'ambiance assez féérique, dans lequel reposent de nombreux personnages politiques, artistes, écrivains, ou encore acteurs japonais. Ouvert en 1874, il s'intègre au paysage, sans les frontières habituelles (murs de pierres, grillages) qu'élèvent nos traditions occidentales. Les sépultures colonisent les jardins, les allées, ombragées de cerisiers, serpentent dans la verdure entre les dalles funéraires. Malgré le ciel bas, il n'est point désagréable de s'y égarer l'espace de quelque temps.

Maisons typiques à l'entrée du cimetière Yanaka

Maisons typiques à l'entrée du cimetière Yanaka

Promenade dans les calmes allées du cimetière Yanaka

Promenade dans les calmes allées du cimetière Yanaka

Harmonie entre nature et mémoire des ancêtres (cimetière Yanaka)

Harmonie entre nature et mémoire des ancêtres (cimetière Yanaka)

    Pour terminer la promenade, nous enjambons le pont surplombant les voies. Les rails sont innombrables et la fréquence de passage des trains quasi-ininterrompue. On en voit de tous les modèles, des convois de transports locaux aux Shinkansen véloces : de quoi faire pâlir d'envie tous les amoureux du chemin de fer ! Du côté est de la gare de Nippori, on retrouve la cité moderne et bruyante, faite de foule, de mouvement, de grands magasins et de chaînes de restaurants et de cafés. Surveillant le tumulte s'élève la statue d'Ōta Dōkan (1432 – 1486), aussi connu sous le nom d'Ōta Sukenaga. À la fois samouraï, poète, tacticien militaire et moine bouddhiste, il fut l'architecte et bâtisseur du château d'Edo (actuellement le palais impérial). En tant que spécialiste, aurait-il goûté les transformations du Tōkyō d'après-guerre ?

 

G / Tokorozawa, Japon, août 2015

 

(1) Les Niō : encore appelés Kongō-rikishi, ce sont les deux divinités gardiennes des temples bouddhiques au Japon, statufiées de part et d'autre de la porte d'accès au lieu sacré. Sortes de géants musculeux et menaçants nommés Naraen et Misshaku, les Niō sont représentés en robe, en armure ou bien torse nu, et sont réputés capables de chasser les mauvais esprits.

 

(2) Les komainu sont des paires de statues de créatures semblables à des lions, gardant l'entrée du sanctuaire ou bien le honden(3). Conçus pour conjurer les mauvais esprits, ils sont généralement représentés l'un gueule ouverte, l'autre fermée. Leur origine remonterait à la Chine de la dynastie Tang (618 – 907).

 

(3) Un honden, encore appelé shinden ou shōden, est le bâtiment le plus sacré d'un sanctuaire shintō (lorsqu'il est présent en son sein, car cela n'est pas systématique). Son usage est ainsi réservé à la vénération de la divinité particulière à laquelle est dédié le jinja. Le honden, cœur du complexe religieux, est la plupart du temps situé à l'arrière du sanctuaire et recouvert d'un toit à pignon. Souvent fermé au public, contrairement aux autres sites où tout un chacun peut évoluer librement, il est entouré d'une clôture basse (tamagaki). En dehors des rituels effectués par les prêtres shintō (kannushi ou shinshoku), ses portes restent donc souvent closes.

 

(4) Jizō : ce sont de petites statues d'un des grands Bodhisattva (terme désignant un bouddha avant que celui-ci n'ait atteint l'éveil) du bouddhisme, protecteur des enfants qui souffrent et libérateur des esprits qui errent, en les accompagnant vers le repos éternel. Au Japon, on en trouve un peu partout, le long des routes et autour des temples : Jizō serait en effet sollicité par les femmes ayant fait une fausse couche ou avorté. C'est pourquoi, la plupart du temps, ces statuettes sont ornées d'un bavoir et d'un bonnet rouges, déposés par les mères endeuillées.

 

(5) Nichiren était un moine bouddhiste japonais du XIIIème siècle, fondateur du Bouddhisme de Nichiren (un courant qui semble avoir joué un rôle important dans la radicalisation d'une partie des élites militaires nipponnes d'avant la Seconde Guerre Mondiale). Il fut en son temps un personnage très controversé en raison de sa virulence envers les autres écoles bouddhiques, et s'attira ainsi l'hostilité des autorités.

 

(6) Le Shingon (« parole vraie ») est une école bouddhiste japonaise ésotérique, fondée au IXème siècle par le moine Kūkai (774 – 835), qui reçut le titre posthume de Kōbō-Daishi (le « grand instructeur de la Loi »). C'est un des courants majeurs du Bouddhisme au Japon.

 

(7) Kannon : désigne en japonais le Bodhisattva Avalokiteshvara, surnommé la déesse de la compassion.

 

(8) Tsuijibei : sorte de mur fait de couches de terre battue ou de boue, et recouvert d'un petit toit.

 

(9) L'école Rinzai, avec les écoles Sōtō et Ōbaku, est une des trois écoles du bouddhisme zen japonais (le zen étant une branche insistant sur la méditation).

 

(10) Tendai : école créée au IXème siècle par le moine Saichō, constituant depuis son apparition une composante non négligeable du bouddhisme japonais.

Corbeau perché, cimetière Yanaka

Corbeau perché, cimetière Yanaka

 

DESCRIPTIF de la PROMENADE :

 

Départ :

gare de Nishi-Nippori (via la ligne Yamanote), sortie côté ouest (nishi)

Arrivée :

gare de Nippori, entrée côté est (higashi)

Arrondissements :

Arakawa-ku, Bunkyō-ku, Taitō-ku

Durée :

entre deux et trois heures

Descriptif sommaire du trajet :

Peu après la sortie ouest de la station Nishi-Nippori, grimper les escaliers qui se présentent sur la gauche, jusqu'au petit jardin Nishi-Nippori kōen. Traverser le parc et emprunter la Suwadai-dōri sur toute sa longueur, en jetant un œil aux sanctuaires et temples disséminés de part et d'autre de la rue. Au premier croisement important, prendre à droite et descendre l'escalier Yūyake Dandan, puis continuer dans Yanaka Ginza (en se perdant éventuellement dans les rues adjacentes). Revenir sur ses pas, tourner à droite pour poursuivre vers le sud. Sur la gauche se dresse bientôt le Musée Asakura Chōso. Profiter aussi de toutes les vieilles boutiques et des temples qui jalonnent le trajet, et ne pas hésiter à divaguer dans les ruelles et passages perpendiculaires, imprégnés d'une atmosphère ancienne. Flâner au rythme du temps qui semble ici ralenti... Au feu, tourner à gauche, puis à nouveau à gauche : vous voilà dans le cimetière Yanaka. En sortir par le nord, du côté du Tennō-ji, qui se remarque facilement avec son Grand Bouddha, réminiscence de celui de Kamakura. Longer les voies, traverser le pont (point d'observation étonnant sur les rails), et descendre les marches à droite pour arriver sur la place où trône la statue d'Ōta Dōkan. Autour de la place, des cafés et restaurants ; une rue commerçante part également de celle-ci.

Visites possibles en chemin :

Le Musée Asakura Chōso (sculptures) : de 9h30 à 16h30 (fermé le lundi et le jeudi) / adultes = 500¥.

Par ailleurs, les quartiers de Sendagi (à l'ouest de Yanaka) et de Nezu (au sud-ouest), sont aussi recommandés pour leur aspect historique.

Nippori, Tōkyō
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