Fujikawaguchiko

par A et G  -  18 Juin 2015, 22:59  -  #Carnet de route, #Randonnées

Rendez-vous manqué avec le Fuji-san (Fujikawaguchiko, préfecture de Yamanashi, Japon)

Fujikawaguchiko

Dans la forêt, il y a une justice.

Mais c'est rarement celle des hommes.

 

Citation tirée de la nouvelle « Le Lac », Une vie à coucher dehors (2009), Sylvain Tesson

 

 

L'Homme et la nature (16/06)

 

    Au travers des vitres du bus fendant la brume et la pluie en direction du sud-ouest, le paysage que nous admirons devient de plus en plus sauvage. À peine la grande mégalopole tokyoïte laissée derrière nous, que déjà la nature reprend ses droits : vallées profondes et inaccessibles, forêts verdoyantes et impénétrables, montagnettes chapeautées de nuages chargés d'humidité... Une sorte de version extrême-orientale des « mille collines » rwandaises se découpe sous nos yeux, la douceur et l'harmonie en moins. Car ici, point d'arrondis et de courbes gracieuses : les reliefs semblent avoir été tranchés au katana (le sabre japonais), la végétation pensée et agencée par quelque esprit maléfique. C'est pour nous toujours aussi surprenant de constater à quel point, non loin de l'endroit le plus peuplé de la planète, la nature est capable de retrouver un état quasi originel, juste troublé par quelques centres urbains, qui au Japon ne sont certes jamais très loin. Tout le paradoxe du pays réside dans ce constat : la végétation est ici aussi expansive que le béton, la surpopulation est étonnamment proportionnelle à l'hostilité du territoire. C'est une lutte qu'a engagée l'Homme pour investir le moindre pouce habitable, et la nature parfois se rebiffe avec la plus extrême des violences. D'un côté bulldozers et marteaux-piqueurs, de l'autre, tempêtes, séismes, éruptions et tsunamis. Face à la force des éléments, le shintoïsme, alliant respect de l'environnement et fatalisme, a longtemps été une réponse. Mais inexorablement ce lien se perd, les rites nippons deviennent une coquille vide, la forme importe plus que le fond, et la civilisation s'égare... C'est du moins ce que j'en perçois.

Temizuya (bassin d'ablutions) d'un temple de Fujikawaguchiko

Temizuya (bassin d'ablutions) d'un temple de Fujikawaguchiko

    Pour rejoindre Fujikawaguchiko (富士河口湖町) depuis Shinjuku, un peu moins de deux heures suffisent. Avec environ 25 000 habitants, c'est la principale ville du territoire occupant le versant nord du Fuji, et baptisé la « région des cinq lacs ». Le lac Kawaguchi est le plus grand d'entre eux. L'ensemble fait partie du Parc National Fuji-Hakone-Izu, un espace de 1218 kilomètres carrés dispersé sur quatre préfectures (celles de Kanagawa, Yamanashi, Shizuoka et Tōkyō). Aux portes de la capitale, la zone est un véritable poumon vert prisé des tokyoïtes en mal d'oxygène. L'été se prête à la randonnée, à la pêche ou aux sports nautiques ; l'hiver, les lacs gèlent, le ciel devient plus pur et dégagé, et l'on peut alors s'absorber dans la contemplation du géant dominant la plaine du Kantō.

 

    Il est 16 heures quand le bus nous dépose. Malgré le ciel bas, la partie supérieure du cône du Mont Fuji (3776 mètres) se laisse entrapercevoir au-dessus du toit de la petite gare ferroviaire. Durant les trois journées que nous allons passer ici, c'est la première et dernière fois que Sa Majesté Fuji-san (富士山) daignera se montrer !

Aperçu sur le cône du Mont Fuji, au-dessus de la gare de Fujikawaguchiko

Aperçu sur le cône du Mont Fuji, au-dessus de la gare de Fujikawaguchiko

    Promenade le long du lac Kawaguchi. Des rocs de basalte noir, rejetons magmatiques d'époques anciennes, affleurent sur le rivage. Les eaux aussi sont noires, miroir triste du ciel triste, loch écossais égaré en terre nipponne. Niché au creux de petites montagnes à 833 mètres d'altitude, le lac rivalise en principe avec ses quatre voisins pour la vue qu'il a à offrir sur le volcan. Ce ne sera pas pour cette fois... En retrait de la berge, la ville est à l'image du temps : calme, comme endormie. Morte comme une cité du bassin d'Arcachon en hiver. Temples sans bruit, rues désertes, maisons à moitié abandonnées, parfois envahies de végétation. Nous décidons, et ce ne sera pas la seule fois, de nous réfugier au restaurant. Lorsque le soleil n'est pas là, c'est par la satisfaction de l'appétit que le corps retrouve sa gaieté.

Basalte en bordure de lac, funiculaire dans le lointain

Basalte en bordure de lac, funiculaire dans le lointain

Depuis la rive est du lac Kawaguchi

Depuis la rive est du lac Kawaguchi

Près d'un temple, Fujikawaguchiko

Près d'un temple, Fujikawaguchiko

Randonnée sur les crêtes (17/06)

 

    Au réveil, l'horizon est toujours bouché. Nous partons malgré tout en randonnée, avec quelques espoirs de ciel bleu. En trois minutes, un joli funiculaire au design rétro – le « Mt. Kachi-Kachi Ropeway »(1) – nous fait faire un saut vertical d'un peu plus de deux cents mètres. Il y a à l'arrivée un observatoire panoramique. Des touristes thaïlandais et chinois, un décor kitsch, un petit temple dédié au lapin (usagi). Des myriades de papillons blancs qui volètent... mais pas de Fuji !

Depuis le funiculaire

Depuis le funiculaire

Vue sur le lac Kawaguchi et une partie de la ville

Vue sur le lac Kawaguchi et une partie de la ville

Par beau temps, d'ici, on a une magnifique vue sur le Fuji au-dessus de la plaine...

Par beau temps, d'ici, on a une magnifique vue sur le Fuji au-dessus de la plaine...

Au niveau de l'observatoire, petit temple dédié au lapin, ou au lièvre

Au niveau de l'observatoire, petit temple dédié au lapin, ou au lièvre

    Une éminence, le Tenjō-san, domine le site. De là, un chemin court dans la forêt, filant plein nord, vers les pics du Mitsu-tōge. S'élevant en pente douce, il joue avec la ligne de crête des reliefs surplombant la rive est du lac Kawaguchi, parfois la suivant méticuleusement, parfois basculant sur son flanc droit. De nombreux insectes accompagnent notre marche : d'énormes « cousins » décollent maladroitement, des cigales, presque sans discontinuer, emplissent l'air du vacarme de leurs stridulations. Au sol, des araignées aux longues pattes frêles tricotent en essayant d'éviter la boue issue des dernières pluies. Progressivement, la végétation devient plus épaisse, plus mystérieuse, plus sombre. De grands troncs s'accrochent par miracle aux fortes pentes qui bordent le sentier. Les forêts du coin sont si denses que la légende veut que certains promeneurs s'y seraient perdus, et n'auraient jamais été revus... Le mythe est encore plus vivace – et plus réel – en ce qui concerne Aokigahara Jukai (la « mer d'arbres d'Aokigahara »), une forêt primaire au sud du lac Sai (le voisin ouest du lac Kawaguchi). En effet, elle est connue depuis les années 1950 pour être le siège d'un grand nombre de suicides par pendaison (de manière générale, le Japon possède un des plus forts taux de suicides du monde industrialisé, ce qu'il faut mettre en lien avec la culture locale : l'individu se définissant dans sa relation à l'autre, la notion d'honneur perdu et à retrouver, parfois dans la mort, est quelque chose de plus prégnant que dans les sociétés occidentales). Ce phénomène a gagné en importance dans les années 2000, la « réputation » de la forêt – ouverte aux randonneurs par ailleurs – ayant crû avec sa popularisation dans la littérature ainsi qu'au cinéma. D'autant que les Japonais, dont la religion regorge de dieux parfois malicieux et d'esprits pas toujours bienveillants, sont souvent sensibles à ces histoires.

Sommet du Tenjō-san (1140m)

Sommet du Tenjō-san (1140m)

Dans la forêt, en chemin

Dans la forêt, en chemin

    Parvenus au Shimo-san (1301,7 mètres, selon le panneau), une petite bosse sur la crête, nous faisons demi-tour et déjeunons à l'observatoire. Mis à part un petit groupe de jeunes Espagnols, nous n'aurons rencontré personne sur le sentier, ce qui est assez rare au Japon ! Malgré les grosses gouttes qui (re)commencent à tomber, nous choisissons de zapper le funiculaire pour rentrer à pied. Nous sommes armés : nous avons songé aux parapluies ! Reliant la ville à l'observatoire, un chemin serpente à travers un espace boisé nommé Tenjōyama Park. Des milliers d'hortensias (ajisai) y fleuriront à partir de mi-juillet (en raison de l'altitude, la floraison est ici plus tardive qu'en plaine). Mais comme il est encore trop tôt dans la saison, il en est pour nous des fleurs bleues comme du Fuji : un rendez-vous manqué...

Sommet du Shimo-san

Sommet du Shimo-san

Une mue de cigale, encore accrochée à un tronc

Une mue de cigale, encore accrochée à un tronc

Mansuétude (18/06)

 

    Inépuisables, les nuages continuent de pleurer des seaux d'eau. De manière plus régulière encore que les jours passés. Lassés, nous renonçons à sortir et préférons squatter l'espace commun de l'auberge de jeunesse jusqu'au moment du départ, en début d'après-midi. Un CD de « Jamiroquai » passe en boucle. Entêtant. Clairement, s'il est un dieu du Soleil, ce n'est pas avec la musique du groupe anglais qu'il faut le supplier !

 

    Jusqu'au bout, le Fuji restera caché, telle une nonne grincheuse à l'abri de son couvent. Nous ne lui en voulons pas. D'autant que nous l'avons déjà gravi, il y a cinq ans de ça. Expérience marquante, où nous slalomions entre des milliers de pèlerins s'encourageant à grand renfort de « banzai », pour atteindre avant l'aube le sommet symbolique et contempler transis le lever de l'astre solaire.

 

G / Tokorozawa, Japon, juillet 2015

 

(1) « Kachi-kachi yama » est une légende japonaise, connue en français sous le nom de « La Montagne qui craque ». Elle met en scène un lapin et un tanuki. Encore appelé chien viverrin (Nyctereutes procyonoides), le tanuki est un petit mammifère carnivore ressemblant à un raton-laveur mais appartenant à la famille des canidés. Souvent mis en scène dans les contes japonais, il y est considéré comme facétieux et capable de se déguiser. Il est aussi un symbole de bonne fortune, avec sa panse rebondie et, pour le mâle, ses testicules imposantes (véridique !). J'en ai croisé quelques spécimens sur les pentes du Mont Yufu, sur Kyūshū. Mais voici en quelques mots la légende abracadabrantesque.

Il était une fois un tanuki qui, ayant mangé la nourriture d'un lapin (ou d'un lièvre, la traduction du japonais n'étant pas bien claire...) appartenant à un couple d'anciens, se vit capturer et attacher par le vieil homme. Mais pendant que ce dernier était occupé à couper du bois dans la montagne, le tanuki, tout miel, convainquit la vieille femme de le libérer. Peu reconnaissant, il la tua et prépara un bouillon avec son corps. Puis, grimé sous les traits de sa victime, il servit la mixture au vieillard fatigué qui venait de rentrer chez lui, pensant manger du tanuki. La bête lui raconta alors sa vengeance et l'horreur de la situation...

Mais le lapin, déterminé à punir la mort de sa maîtresse, invita ensuite le tanuki à venir avec lui chercher du bois dans la montagne. Alors que ce dernier portait les fagots sur son dos, le lapin y mit discrètement le feu.

«  Quel est ce bruit ?, demanda le tanuki en entendant les crépitements.

- Oh! Ce bruit est courant ici, répondit le lapin. C’est la raison pour laquelle on appelle ce lieu la Montagne qui craque. »

Les flammes finirent par atteindre le dos du tanuki qui, criant de douleur, sauta dans la rivière proche. Voyant la possibilité d'en rajouter et de torturer son compagnon, le lapin lui proposa un soi-disant remède : un cataplasme au piment, qu'il lui appliqua avant de l'abandonner !

Une fois guéri, le tanuki rendit visite au lapin pour lui faire valoir ses griefs. Ils se lancèrent alors un défi, pour prouver à l'autre qui était le meilleur des deux : construire un bateau et traverser une rivière. Le tanuki, idiot, fabriqua une embarcation en glaise, qui se délita une fois mise à l'eau, tandis que le lapin, qui lui était bien stable dans sa coque en bois, coula son adversaire en frappant son esquif avec sa rame. Le tanuki mourut ainsi noyé, et la vieille femme fut vengée. En entendant le récit du lapin, le vieil homme prit plus soin de lui que jamais.

Un tanuki et un lapin au niveau de l'observatoire, dans une mise en scène de la légende "Kachi-Kachi yama"

Un tanuki et un lapin au niveau de l'observatoire, dans une mise en scène de la légende "Kachi-Kachi yama"

 

DESCRIPTIF de la RANDONNÉE :

 

Durée :

2h30 à 3h

Dénivelée :

+ 250 mètres / - 500 mètres

Départ :

Observatoire au sommet du « Mt. Kachi-Kachi Ropeway »

Arrivée :

Entrée du Tenjōyama Park, à Fujikawaguchiko

Comment s'y rendre ?

De Tōkyō, pour rejoindre Fujikawaguchiko, bus depuis la gare routière de Shinjuku, côté ouest (3150 yens l'aller-retour). Pour rejoindre l'observatoire, prendre le funiculaire qui se dresse à l'ouest de Fujikawaguchiko (410 yens l'aller simple).

Descriptif sommaire de la randonnée :

Depuis l'observatoire, il suffit d'une dizaine de minutes pour rejoindre le sommet du Tenjō-san (1140m). Puis suivre la ligne de crête en direction du nord, jusqu'au Shimo-san, qui est plus un point haut qu'un véritable sommet (environ 1h depuis le Tenjō-san). Revenir par le même chemin, en coupant éventuellement sur la fin : pour cela, prendre le chemin qui passe sur le flanc ouest du Tenjō-san. Descendre via le Tenjōyama Park (entre 30 et 45 minutes).

Cartographie :

Nous contacter.

Variantes possibles :

1) Prendre le même sentier et poursuivre jusqu'à gravir deux des trois pics du Mitsu-tōge-yama : le Kenashi-yama (1732m) et le Kaiun-zan (1785m). Puis revenir par le même chemin (6 à 7 heures aller-retour depuis l'observatoire).

2) Prendre le même sentier jusqu'au Mitsu-tōge-yama, puis poursuivre vers le sud-est et la gare de Mitsu-tōge, afin de revenir en train (ou, moins risqué, pour être sûr de trouver des transports et des hébergements, faire l'inverse : partir de la gare de Mitsu-tōge et revenir sur Fujikawaguchiko). Temps estimé : 6 à 7 heures.

Hébergement :

« K's House Mt. Fuji » : auberge de jeunesse bon marché, où il est possible de réserver des chambres privées (chambres traditionnelles japonaises, avec tatamis et futons).

Restauration :

Notre coup de cœur, « La Douceur » : un restaurant italien étonnamment délicieux, tenu par un couple japonais. Lui cuisine, elle fait le service.

Une valeur sûre, le « Gusto » local : c'est gras, c'est une grande chaîne, mais c'est roboratif et on en a pour son argent.

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