Une ville qui ne manque pas d'air, épisode 2 (25/03/2011 - Buenos Aires)
La Boca (21/03)
Le soleil frappe toujours plus sur la terrasse devant notre chambre. C'est une bonne journée pour découvrir le quartier de La Boca ! Au sortir du Parque Lezama, où jacassent de multiples perruches vertes, de grands mannequins colorés accrochés à quelques murs nous annoncent l'entrée dans ce barrio emblème de Buenos Aires, refuge au XIXème siècle des habitants originaires de Gênes.
Nous nous dirigeons tout d'abord vers la « Bombonera », le stade mythique des exploits du club de Boca Juniors et de l'équipe de football d'Argentine. L'enceinte est fermée, mais la passion qui anime le lieu est palpable. Le bleu et le jaune recouvrent les murs environnants. La légende veut qu'à la création du club en 1905, les étudiants fondateurs décidèrent de choisir comme couleurs celles du premier bateau qui pénètrerait dans le Riachuelo (petit bras d'eau débouchant dans le Río de la Plata). Or ce fut un navire battant pavillon suédois...
Stade de la "Bombonera"
La partie strictement touristique du quartier se résume à une cuadra, nommée le Caminito. Dans cet îlot artificiel de prospérité se concentrent les maisons aux façades rieuses, les bars et les shows de tango. Au-delà, loin du regard des policiers qui quadrillent l'endroit, s'étend la zone « peligrosa » (dangereuse), comme se plaît à nous le rappeler sous forme d'avertissement un Argentin passant par là. Simple conseil de bon sens ou désir de circonscrire le rayonnement d'activité de la masse des touristes ? Nous l'ignorons, car nous n'irons pas plus loin cette fois-ci... Et pourtant, rien ne nous déplaît plus que de nous retrouver dans la position du héros de la nouvelle intitulée « Apocalypse de Solentiname ». Dans celle-ci, Julio Cortázar (célèbre écrivain argentin qui consacra une bonne partie de son œuvre à soutenir les luttes anti-impérialistes et à combattre les dictatures militaires) dépeint un homme qui se retrouve brutalement rattrapé par la dure réalité qu'il n'avait su saisir sur le coup. Suite à un voyage en Amérique centrale dans les années 1970, ce dernier, en visionnant un diaporama des photos folkloriques qu'il avait prises auparavant, a la surprise de voir défiler sur la toile blanche le rouge des corps torturés et implorants, tombant sous les coups des tyrans et dans la mitraille des guerres civiles... Certes, les temps ont changé, mais les démons des inégalités sont toujours bien présents malgré les écrans de fumée. Et La Boca mériterait mieux que ce vernis superficiel quoique charmant, tentant d'éluder la misère d'un des quartiers les plus pauvres du centre de Buenos Aires.
Dans le quartier de La Boca
Dans le cas de l'Argentine, cette grande pauvreté est même un phénomène relativement récent, puisqu'il découle tout droit de la gigantesque crise de 2001-2002, faisant suite à des années de récession. Pas à une contradiction près, comme souvent les dirigeants en Amérique du Sud, le président d'alors, Carlos Menem, avait mis en œuvre une politique économique ultra-libérale pour plaire au Fonds Monétaire International (FMI). Cette politique s'inscrivait pourtant en opposition totale avec le nationalisme et le dirigisme que prônait le péronisme (un courant trouble dont il y aurait d'ailleurs aussi beaucoup à redire...), dont Menem se réclamait. Pour rappel, le FMI est un organisme qui fait fonction de prêteur aux pays en difficulté économique (les ressources qu'il possède sont constituées par les états membres proportionnellement à leurs richesses). L'idée est on ne peut plus louable sur le fond. Mais le problème porte sur la forme : contre l'octroi de ces prêts, de sévères mesures dites d'ajustement sont exigées (pour permettre le remboursement), et elles plongent très souvent les pays demandeurs dans un cercle vicieux aux abîmes insondables.
Asuka et "Maradona"
Ainsi, l'air de rien, Menem en son temps appliqua avec soin les recettes des apprentis sorciers de New-York pour justifier son statut de bon élève. Jusqu'à l'explosion (sociale, avec les émeutes de la faim, mais aussi de la dette) ! Démantèlement des services publics argentins et réduction des programmes sociaux, perte des droits acquis par les travailleurs, dévaluation monétaire, gel des salaires entraînant un déclassement de la classe moyenne, baisse des importations pour dégager des excédents commerciaux, passage à un système de retraite par capitalisation, privatisations (le plus souvent à des entreprises étrangères) et libéralisation des marchés : tout un arsenal de destruction massive que l'on regroupe sous le vocable poli de « politique d'austérité ou de rigueur » (ça vous dit quelque chose, non ?). Certainement très sain au plan financier, mais catastrophique au plan social, surtout pour des nations déjà en grande difficulté (et les Argentins savent ce que cela signifie). La doctrine dit : peu importe la dislocation de la société, tant que les prix se stabilisent. Pourtant, l'absence d'Etat, le chômage, l'aggravation des inégalités ou encore la montée de l'analphabétisme qui en découlent ne me paraissent pas être les signes d'un pays en bonne santé ! C'est au peuple d'imaginer seul de nouvelles formes solidaires, tant pis pour lui s'il n'y parvient pas. On ne semble pas avoir trouvé mieux pour l'instant : que penserait-on d'une cure d'imagination dans les hautes sphères ?
Un bon slogan pour notre blog que celui de cette publicité, non ?
(Página 12 est un journal engagé argentin)
C'est sur ces réflexions maussades que nous passons au retour devant un musée d'art contemporain. Sur le parvis nous contemple la statue d'une gigantesque et monstrueuse araignée noire, œuvre de Louise Bourgeois. Comme dirait Asuka, encore une artiste qui a des problèmes avec sa mère...
Palermo (22/03)
32 degrés dehors, la température poursuit son ascension. Nous faisons nos bagages et nous changeons d'hostel pour les trois nuits à venir, fin de la promotion oblige ! Dans l'après-midi, à la recherche d'ombre, nous prenons la direction du quartier « Palermo ». Nous pique-niquons sous le regard bienveillant des statues du jardin botanique (une adresse incontournable pour les empanadas, sandwichs, et autrestortas de ricotta, où l'on vous sert des délices avec le sourire : « Cosas Ricas », dans San Telmo), puis rejoignons le zoo installé juste en face afin de réviser nos connaissances sur les animaux d'Amérique du Sud. Si les maras, sortes de lièvre patagons, semblent s'épanouir, tout heureux de la semi-liberté qui leur est offerte, l'ours blanc déboussolé paraît quant à lui au bord du suicide : accablé de chaleur et étendu les membres en croix, il transpire tel un glaçon. Au-dessus de sa tête, l'orage n'est pas loin...
Au milieu du jardin botanique !
La devanture humoristique du pâtissier "Cosas Ricas"
(stationnez ici votre petit chien)
Once et Puerto Madero (23/03)
Mauvaise surprise, au réveil la pluie est là ! Un vrai rideau qui nous transperce, froid et menaçant. Nous trouvons refuge dans le métro, où l'on assiste à un défilé de vendeurs ambulants : plans des lignes, chewing-gums, bibles, gâteaux, tout se vend pour subsister. A onze heures, nous parvenons à l'antique Café de los Angelitos, une institution à Buenos Aires. Nous y avons rendez-vous avec M. : une histoire de famille, ou presque (Jacques, Nicole et Romain, vous aurez tous les détails dès notre retour) ! Un moment passionnant en tout cas, où l'on démêle l'écheveau d'un arbre généalogique complexe aux ramifications internationales, comme souvent lorsque l'on touche à l'histoire des Argentins, perpétuels déracinés.
L'après-midi n'est qu'une longue course, monotone et pluvieuse, le long des digues de Puerto Madero, à la recherche de billets pour notre traversée prochaine vers l'Uruguay. Ce quartier, suite à une réhabilitation coûteuse, a vu les anciens docks de Buenos Aires se transformer en un lieu branché où fleurissent restaurants et bars hors de prix. Des gratte-ciels barrent l'horizon, la voirie se fait art avec le Pont de la Femme (représentant un couple en train de danser le tango... c'est du moins ce qu'affirme son architecte, Santiago Calatrava). L'ensemble respire la modernité. Mais y a-t-il encore vraiment une âme ici ?
Peu avant de retrouver San Telmo, notre regard est attiré par des affiches, alors que nous passons sous un pont aux piliers noircis par les vapeurs des pots d'échappement : « Club Atlético ». Ici, l'horreur resurgit. En voulant enterrer leurs tristes errements, les militaires ont oublié d'effacer les traces de sang. Car si Buenos Aires a toujours eu un destin tourmenté, les années 1970-80 comptent parmi les plus sombres et les plus abjectes. En ce lieu, un parmi d'autres, quelques fouilles sont menées pour mettre à jour les salles de torture où périrent de nombreux citoyens, dans les griffes d'un terrorisme d'Etat exercé par la junte du général Jorge Rafaél Videla. Un lieu que l'on s'était empressé de rendre fantôme en construisant au-dessus une voie rapide...
En soirée, nous retrouvons M. chez elle, dans les environs du quartier Once. En compagnie de son mari, elle nous accueille dans sa grande demeure de caractère pour poursuivre autour de sandwichs et d'une bouteille de vin rouge la discussion du matin. L'histoire de sa vie est incroyable et nous pourrions l'écouter des heures... Un bus vrombissant, zigzaguant au milieu des monceaux d'ordures éparpillés par les cartones (dans une ville où la notion de tri est plus que relative, ceux-ci éventrent les sacs poubelles afin d'y récolter ce qu'ils sont susceptibles de revendre : bouteilles plastiques, métaux), nous ramène alors que la nuit est bien avancée. Mais ce n'est pas pour autant que l'ambiance est au calme dans notre nouvel hostel. Musique à fond jusqu'au bout de la nuit, drogue préférée de Maradona en circulation, et moustiques en prime : en voilà un, une fois n'est pas coutume, que l'on ne va pas conseiller ! Le manque de sommeil se faisant pressant ces derniers jours, il va nous falloir ré-apprendre à nous poser un peu.
Palermo et la Journée de la Mémoire (24/03)
Retour dans Palermo. A notre sortie du métro, nous sommes accueillis par d'immenses immeubles neufs qui rappellent la prospérité du quartier. Sous le soleil revenu, le Parque 3 de Febrero grouille de porteños en manque de verdure. Conçu par le paysagiste français Charles Thay à la fin du XIXème siècle, le plan du parc fut calqué sur celui du Bois de Boulogne parisien. Des enfants jouent au milieu des rosiers, des amoureux flânent en canotant sur le lac ou en bavardant à l'ombre du patio andalou, les plus sportifs font un jogging ou s'initient au roller dans les longues allées goudronnées.
Mais l'événement de cette journée a lieu un peu plus loin, en centre-ville... Quand nous parvenons au pied de l'Obelisco, gigantesque monument de 67,50 mètres érigé en 1936 à l'occasion du quatre-centième anniversaire de la fondation de Buenos Aires, l'avenue 9 de Julio est noire de monde. Tapant sur des tambours, hurlant et chantant, la foule arrive en une vraie déferlante des rues alentour. C'est qu'aujourd'hui, nous sommes le 24 Mars ! Une date importante en Argentine, car elle commémore le dernier coup d'état survenu en 1976, il y a tout juste trente-cinq ans. Chaque année, cette journée est déclarée fériée et les gens défilent dans les rues en souvenir des trente-mille disparus de la dictature, avec pour slogan « Mémoire, Vérité et Justice ». Une évidence qui n'a trouvé d'écho que depuis peu, en 2003, sous la présidence de Nestor Kirchner. En effet, celui-ci, suivi en cela par son épouse actuellement au pouvoir, fut le premier à soulever le rideau de plomb qui pesait sur les droits de l'homme bafoués et à faire comparaître les criminels.
Mais cette année, la marche reliant l'Avenue 9 de Julio à la Plaza de Mayo est plus politisée qu'à l'accoutumée. Sur fond d'élection présidentielle à venir (fin 2011), kirchnéristes et extrême-gauche s'opposent en danses, drapeaux et revendications. Les seconds, dans une démonstration de force que j'avais rarement pu voir jusque-là, reprochent à Cristina Kirchner sa politique trop libérale, alors que les premiers sont déjà en campagne. Mais si ces débats viennent un peu ternir le but premier de la manifestation, le cœur de celle-ci n'en est pas pour autant éludé.
Liste de disparus durant la dernière dictature (ici, sur un mur de La Boca)
Des jeunes gens crient « jamais plus ! », les journaux Clarín, La Razón et La Nación sont raillés (complices silencieux des tortionnaires en leur temps, à défaut d'avoir carrément appuyé ceux-ci comme le fit le quotidien El Mercurio au Chili), l'émotion est perceptible sur les visages. Et c'est avec beaucoup de recueillement que nous suivons la queue du cortège en compagnie de M. (qui est pour nous une commentatrice privilégiée de tout ce qui se passe puisque la dictature ne l'a pas épargnée dans sa jeunesse...). Car en fin de défilé viennent les mères des disparus, regards perdus et châles noirs, portant une immense banderole de plus de cent mètres avec les portraits de chacun des fils ou filles perdus...
Moment rare, moment intense, que notre voyage nous aura permis de partager, nous aidant peut-être à mieux saisir l'âme actuelle de l'Argentine !
Buenos Aires, le 24/03/2011
Guéno
Et pendant ce temps, nous sommes toujours sur la trace des fourmis...
(design dans un hôtel de Buenos Aires)