Pas de chrono dans les Chonos (02/03/2011 - Quellón)
Une journée de transition (28/02)
Cette journée d'attente est pluvieuse. Dans les faits comme dans les cœurs. Hier, dimanche 27 Février, les Chiliens commémoraient dans la souffrance et le recueillement le souvenir encore vif d'un des plus violents séismes de l'histoire de l'Humanité (8,8 sur l'échelle de Richter, peut-être plus), et l'on dirait que Puerto Chacabuco se réveille avec la gueule de bois. La veille, les télévisions avaient enchaîné les programmes spéciaux : il y a un an tout juste, un tremblement de terre dévastait particulièrement la région de Concepción, suivi de plusieurs raz-de-marée, faisant plus de 500 morts et détruisant de nombreuses infrastructures. Et si beaucoup de foyers ont été rebâtis, une bonne partie des sinistrés vit encore dans des conditions très précaires. Et ce malgré les incessantes publicités du gouvernement de Sebastián Piñera (du petit écran aux affichages en bord de routes), qui rabâchent que la reconstruction est en bonne voie et que "le Chili va devenir un meilleur pays"...
Ce matin déjà, Puerto Aysén s'était éveillé sous la pluie. Dans la salle où nous prenions notre petit déjeuner, un ivrogne avachi à une table proche avait pris quatre bières le temps que nous avalions notre café. Peu de temps après, au moment de boucler le sac, j'avais eu la bonne idée de le laisser choir, cassant au passage l'appareil photo (on s'en remet désormais seulement au vieux mais fidèle Sanyo d'Asuka). Au diapason de l'humeur morose du moment.
La fourmi-pêcheur vue par Asuka
Pourtant, vers 18 heures, alors que nous chargeons nos gros sacs dans un container (sous forme de semi-remorque) pour les mettre à l'abri le temps de la traversée qui nous attend, le soleil refait son apparition. Et c'est finalement à une navigation mémorable à bord de l'Alejandrina que va vous convier cet article.
L'Alejandrina dans le port de Puerto Chacabuco
Rêveries australes (28/02)
A 19h30, le bac lance ses moteurs et commence à fendre les eaux noires de l'immense fjord. La mer est d'huile, le soleil éclaire cette fin de journée. Nous sommes les seuls étrangers à bord, ou presque. Par un de ces mystères propres à l'organisation du tourisme de masse d'aujourd'hui, on concentre des milliers de visiteurs dans des lieux qui y perdent tous leurs charmes, et on tourne le dos à d'autres pourtant bien plus exceptionnels... En effet, les heures qui suivent sont celles qui délivrent les paysages parmi les plus merveilleux entrevus depuis notre départ d'Ushuaia. De toute part, c'est une nature originelle qui s'offre à nos yeux, et j'éprouve une vraie frustration à ne pouvoir nommer tous ces reliefs qui se déroulent à l'infini. A tribord, les pentes abruptes des derniers contreforts du Cordón las Lástimas se jettent, désespérées, dans la mer. A bâbord, les montagnes rivalisent d'imagination pour effectuer en miroir le grand plongeon. Le décor, lors de cette fin d'été, rappelle moins l'hostilité sauvage propre aux mers du Sud que la luxuriance de l'île de Robinson Crusoé (cette île appartient à l'archipel Juan Fernandez, propriété du Chili, et c'est sur celle-ci que fut abandonné le désobéissant marin écossais Alexander Selkirk, qui servit d'inspiration à Daniel Defoe).
Une fois Puerto Chacabuco disparu dans le sillage du navire, plus aucun indice de présence humaine ne vient troubler le paysage. A peine si nous croisons parfois quelques bateaux de pêcheurs se dépêchant de rentrer au port avant la nuit. Ici, îles et continent se chevauchent, tout s'entremêle en un vertige sans fin. On ne sait ni ce qui est du ciel, ni ce qui est de l'eau. Rêve ou réalité ? L'esprit lui-même s'y perd, et l'on peut réellement profiter des luxes du XXIème siècle : le temps, la solitude (relative), le silence (enfin presque... car une équipe de football de jeunes a eu la bonne idée de rentrer sur Chiloé par bateau au même moment que nous, et l'adolescent chilien ne semble rien avoir à envier à son homologue français !).
Progressivement, la course du soleil va s'abîmer derrière les sommets, et les battements du cœur semblent vouloir rythmer cette chute silencieuse. Les montagnes noircissent, découpant de manière presque irréelle l'horizon qui rosit. Invitation éphémère à un théâtre d'ombres chinoises... C'est le moment que choisit le ciel pour s'allumer doucement de mille scintillements : ne souhaitant pas que si vite le jour s'achève, il nous invite à son bal des étoiles ! La voie lactée, d'une pureté étonnante, est une piste de danse que se hâtent de rejoindre les étoiles filantes, ballerines fugitives retenant parfois le regard. Si le paradis est donné à ceux qui ont eu le bonheur de se noyer en de telles contemplations, alors pour nous c’est gagné ! Mais de toute façon, personnellement, peu importe, vu le peu de cas que je fais de l'après : le matérialisme ne s'inquiète pas du devenir atomique, comprenne qui pourra...
Tant de merveilles rendent vulnérables, car elles offrent en quelques instants un aperçu d’éternité. Mais ce que l'on croit tenir s'écoule en un vertige entre les doigts, et c'est presque les yeux humides, après tant d'exaltation accumulée, que le sommeil vient nous cueillir.
Une activité de fourmis (01 et 02/03)
Mais le rôle de l'Alejandrina n'est pas seulement de se prêter aux rêveries vagabondes. Bien au contraire, c'est un bateau vital pour les insulaires, car il constitue le seul lien (avec son compère le « Don Baldo ») entre les petits ports où il fait escale et la « civilisation ». Nourriture, électro-ménager, gros œuvre, transitent à son bord depuis le continent pour approvisionner toutes ces enclaves de pêcheurs, têtes de pont courageuses face à la nudité de l'archipel des Chonos.
Ainsi, notre arrêt à Puerto Aguirre, deux heures durant, constitue une vraie curiosité dont le regard ne se lasse pas. En pleine nuit, c'est un bal continu de véhicules pick-ups, de tracteurs et d'ouvriers. S'échinant à l'arrière d'une camionnette embarquée sur le bac, cinq hommes récupèrent un volumineux réfrigérateur. De l'autre côté du pont, un tractopelle réalise des aller-retour pour décharger un à un une dizaine d'immenses pylônes. Par deux, des manœuvres se servent de cordages pour fixer à la mâchoire métallique de l'engin ces poteaux, qui trouveront bientôt leur place sur le sol de l'île pour acheminer électricité ou télécommunications. Plus près de moi, la remorque entrouverte d'un camion laisse entrevoir chevaux et bovins confinés, trépignant d'impatience en attendant de retrouver leur liberté entravée.
L'activité est aussi intense à l'intérieur du bateau. Pêcheurs ou menuisiers d'Aysén, familles de Chiloé, oisifs entre deux mondes, échangent, devisent, refont le monde autour d'un choripán (équivalent sud-américain du hot-dog), jouent aux cartes ou encore dorment, tout simplement. Aux petits soins, l'équipage n'a que peu de répit : le cuisinier, loin de son port de Puerto Montt, prépare de sympathiques plateaux pour ceux qui le désirent (quand ce n'est pas Asuka qui vient le harceler pour avoir de l'eau chaude...) ; les marins alternent manœuvres et lectures ; de jeunes apprentis, mousses des temps modernes, courent en tout sens pour laver l'entrepont et les vitres de l'immense cabine.
Arrivée à Puerto Cisnes
Le port de Puerto Cisnes
Le but, enfin : Quellón !
Et c'est finalement après quarante heures de splendide navigation que nous parvenons au but : Chiloé, terre de légende.
Castro, le 02/03/2011
Guéno
Info : Quelques compléments pour les férus de géographie ! Voici la description du trajet, en mots et en image. Quittant Puerto Chacabuco à 19h30 sous un temps magnifique, notre bac a d'abord traîné dans le fjord montagneux au bout duquel s'abrite notre point de départ. Direction : le gigantesque archipel des Chonos. Puis, ayant rejoint le Canal Moraleda, le bateau s'est frayé un chemin entre de petites îles pour atteindre sa première escale, Puerto Aguirre, à 0h30. Puerto Gaviota, porte d'entrée dans le Canal Puyuhuapi, constitua l'arrêt nocturne suivant. La seconde journée nous donna un aperçu, derrière un épais rideau de pluie qui ne nous a pas quitté, des havres pour pêcheurs que sont Puerto Cisnes (coincé entre le continent et la Isla Magdalena), Puerto Gala et Melimoyu, où le roulis fut léger mais où le vent soufflait en tempête. Au crépuscule, ce fut au tour de Puerto Santo Domingo et de Puerto R.M. Balmaceda de nous accueillir pour quelques dizaines de minutes. Dans la nuit désormais noire, l'Alejandrina mit cap à l'Ouest (délaissant sur le continent, un peu plus au Nord, l'hostile zone du volcan Chaitén ; ce dernier, rentré en éruption le 2 Mai 2008 après plusieurs milliers d'années de sommeil, et produisant une colonne de cendres de plusieurs dizaines de kilomètres de hauteur, a détruit en partie le village homonyme aujourd'hui abandonné) pour rejoindre à 5h du matin Melinka, au Nord des Iles Guaitecas. Finalement, traversant le Golfe de Corcovado, le bac arriva à 11h45 à Quellón, porte d'entrée méridionale de la Grande Ile de Chiloé, sous le beau temps revenu.
Guéno