Des îles flottantes à la crème péruvienne (11/07/2011 - Puno)
Ce n'est qu'un au revoir ! (10/07)
Ce n'est pas facile de s'arracher à la Bolivie !! Mais il faut bien s'y résoudre, car la fin de notre voyage s'approche déjà à grands pas, et l'on doit poursuivre notre périple vers l'Equateur. Sur la route qui nous éloigne de La Paz, la Cordillère Royale, à notre droite, resplendit comme un cadeau d'au revoir, toute blanche des dernières neiges et plus belle que jamais. Peu avant la frontière, nous croisons un poste militaire. Sur un mur est écrit en gros : « ¡ El litoral es y siempre será boliviano ! » (« le littoral est et sera toujours bolivien »). Décidément, cette perte de son accès à la mer (au profit du Chili), lors de la Guerre du Pacifique (fin XIXème siècle), reste pour le pays une plaie ouverte et douloureuse.
Les formalités de douane se font à Desaguadero, une bourgade sans âme où grouillent les trafics en tous genres. Notre bus nous abandonne ici, et c'est une vraie expédition pour continuer notre route. Après avoir reçu le tampon de sortie bolivien, on franchit un petit pont à pied pour recevoir peu après le sésame péruvien. De là, nous sommes pris en charge par un tricycle. C'est une des grandes spécialités locales : un vélo au devant duquel on a greffé une sorte de banquette, et qui permet de transporter bagages ou passagers à la place des taxis, sur des distances courtes. Suant sur sa selle et zigzaguant entre les nombreux chiens errant, notre « Virenque » local nous dépose un bon kilomètre plus loin, à la gare routière, afin que nous ne rations pas notre correspondance. Ça y est, nous retardons nos montres d'une heure supplémentaire, nous sommes au Pérou.
Passage du pont frontalier à Desaguadero
Première étape : Puno
Un changement de pays, mais pas un changement de décor, puisque nous longeons le lac Titicaca et que nous restons donc sur l'Altiplano. De l'herbe rase, des villages d'adobe... Seule nouveauté, les restes des campagnes pour la récente élection présidentielle : sur beaucoup de maisons ont en effet fleuri des slogans peints à la gloire d'Ollanta Humala (le vainqueur) ou de Keiko Fujimori (la vaincue, mais qui semblait recueillir la majorité des suffrages des Aymaras du coin : nostalgiques de l'époque noire de la corruption massive de son père Alberto ?).
Vers treize heures, nous parvenons à Puno (3850 mètres d'altitude). Abritée au pied d'un cirque de montagnes pelées, la ville accueille en son sein un peu plus de 100 000 habitants et elle est réputée être la « capitale du folklore du Pérou ». Il semblerait qu'elle ait vu passer Joseph de Jussieu (1704 - 1779), un scientifique bien connu des actuels étudiants parisiens : médecin et naturaliste, il aurait en effet exploré la contrée vers 1750 en tant que membre de l'expédition La Condamine.
Après la Bolivie, c'est ici pour nous un vrai choc. La région est paraît-il une des plus pauvres du pays, et pourtant nous avons l'impression de changer complètement d'atmosphère. Ici, on retrouve de grandes chaînes de supermarchés (elles ne nous manquaient pourtant pas !) et les standards du capitalisme (magasins de mode et publicités colorées) ; la ville semble plus moderne, plus propre que ses consœurs de l'autre côté de la frontière. Les gens se montrent moins méfiants, ou en tout cas plus habitués aux touristes, qui d'ailleurs sillonnent la jirón Lima (la rue commerçante et piétonne de la cité) avec une densité qui nous était inconnue depuis deux mois. Malheureusement, nous perdons au change en authenticité, et nous nous sentons quelques temps étourdis, comme des captifs qui se retrouveraient soudain face à la lumière (mais c'était une captivité qui nous plaisait...). Un détail redonne vite le sourire à Asuka : tous ces bouleversements s'accompagnent d'un retour en force des boulangeries et pâtisseries, qui n'étaient pas sur-représentées – loin s'en faut – chez nos amis boliviens !
Un syncrétisme étonnant
Dans les rues, quelques vitrines de banques sont cassées : les violences des émeutes de fin mai et début juin sont encore visibles. La population protestait contre un projet d'ouverture de mines (propriété d'un consortium étranger) dont les rejets présentaient un fort risque de contamination du lac, déjà bien pollué. A vingt jours de blocage de la frontière entre Bolivie et Pérou avait succédé une manifestation, durement réprimée par la police sous l'ancienne présidence : cinq morts, dont les noms continuent de s'étaler en grosses lettres dans les journaux locaux. La Plaza de Armas, animée et baignée de soleil, est, elle, sereine. Depuis un banc, nous contemplons la Cathédrale. De style baroque, sa façade présente un étonnant métissage, comme beaucoup d'édifices religieux de la région : des motifs chrétiens traditionnels voisinent en effet avec des représentation indigènes. Cet étonnant syncrétisme m'amuse et m'attriste à la fois. Comment l'Amérique du Sud, cette Amérique païenne du temps des Incas, peut-elle être devenue l'un des territoires du monde où les gens sont les plus fervents fers de lance de la chrétienté ? Comment la culture coloniale a-t-elle pu effacé quasi-intégralement les vestiges d'une aussi grande civilisation, les recouvrir d'une poussière collante, pour n'en laisser plus que quelques traces naïves sur les murs des églises ? Comment croire, ici-même, ou encore en Afrique, en un Dieu blanc et unique, alors que l'on est fort d'un sang indien, ou noir, et que l'on est riche de légendes polythéistes ? Comment accepter ces débauches de luxe, importations espagnoles, alors que l'on vit sous un misérable toit de paille ? Certes, les gens d'ici ont su garder leurs superstitions dans la nouvelle religion, via les vierges locales, l'assimilation des mythes anciens à des miracles, ou encore la notion de sacrifice. Mais ce triste processus de notre Histoire commune est un vrai drame sur le plan culturel...
Magasin d'artisanat le long du muelle (le port) de Puno
Les fameuses îles flottantes !
En fin d'après-midi, nous profitons des quelques heures que nous avons sur place pour rendre une visite aux îles Uros ainsi qu'à ses habitants. Sur le plan historique, c'est une balade intéressante. Ce sont des îles artificielles réalisées à partir de tiges de totora (le roseau local). Celles-ci sont empilées par-dessus des blocs de terre (kilis) charriés des côtes environnantes. Le tout fait environ trois mètres d'épaisseur et permet de créer une structure flottante, qui est ensuite arrimée grâce à des poteaux en eucalyptus à des pousses de totoras implantées dans le lac. La durée de vie de l'ensemble est d'environ cinquante ans, suite à quoi les habitants doivent déménager et reconstruire. Sur chacune des îles, il y a quelques huttes (encore en totora), légèrement surélevées pour éviter l'humidité, une tour mirador pour communiquer avec les voisins de la plate-forme d'en face, et une cuisine commune au sol de pierre (indispensable, le feu se propageant très facilement sur ces assemblages végétaux). Enfin, des barques originales (toujours en totora !) jouent le rôle de taxis entre communautés.
Entre Puno et les îles Uros
Les premiers autochtones de ces îles uniques au monde auraient donc été les Uros, un peuple de l'Altiplano, qui aurait apparemment cherché à fuir l'avancée des Incas en s'enfuyant sur le lac. Des migrations successives auraient suivies, régulièrement, jusqu'à cette implantation définitive face à Puno, suite à l'exhortation d'Alberto Fujimori il y a environ vingt ans, qui aurait fait miroité aux locaux les possibilités infinies en matière de tourisme que leur déménagement dans une zone plus accessible pouvait ouvrir. Ce que l'histoire dit moins, c'est que le dernier Uros authentique se serait éteint dans les années 1950, et que ce sont des Aymaras de l'Altiplano (peuple d'origine pré-inca, contrairement aux Quechuas qui sont les descendants directs des Incas) qui les ont remplacés dans leur mode de vie traditionnel, flairant la bonne affaire.
Asuka se prend pour une Uros en visitant un de leurs entrepôts de nourriture
Sur le plan humain, la visite est donc beaucoup plus décevante ! Comment se passe-t-elle ? Après vingt minutes depuis Puno, ou quatre kilomètres de navigation au milieu des roseaux, de petits bateaux à moteur déversent des troupeaux de touristes sur des îles d'environ quatre-cents mètres carrés, si petites qu'Asuka ne pourrait même pas y faire son footing sans perdre la raison ! Chaque compagnie ou agence a son point de chute fétiche : en effet, il existe une cinquantaine d'îles sur lesquelles se répartissent deux mille habitants. Chacune fonctionne en communauté, avec un “président” élu et quelques familles. Mais tout cela relève plutôt d'un grand cirque. Il aurait été plus honnête de transformer ces étonnantes structures en un musée vivant du folklore, plutôt que de “faire croire” que cela est toujours réel. Certes, les habitants actuels paraissent plutôt pauvres et les conditions de vie sont assez inconfortables (même s'il y a depuis peu l'électricité grâce à des panneaux solaires) ; mais on ressort de tout cela avec une si désagréable impression de voyeurisme et de manipulation commerciale... Officiellement, les autochtones fonctionnent avec la pêche, la totora, les oiseaux (cormorans, canards) et le tourisme. Mais – peut-être suis-je trop mauvaise langue ? – la dernière activité est celle qui doit occuper de loin le plus de temps et rapporter les plus gros bénéfices (et elle peut avoir lieu presque tous les jours de l'année vu l'afflux de curieux).
Femme "uros"
Deux fois par jour donc, c'est le même rituel qui a lieu : il faut descendre du bateau en répondant “waliki” (“ça va bien”, en aymara) à quelques femmes vêtues traditionnellement et qui viennent faire l'accueil en criant “kamisaraki ?” (“comment ça va ?”). Le guide a bien évidemment anticipé en faisant répéter dix fois aux touristes la juste prononciation de ces deux mots. Chacun s'amuse quelques instants à marcher sur le sol mou et ferme à la fois, un peu comme un praticable de gymnastique. Puis vient une brève explication sur la façon de construire les îles, suite à quoi il faut jeter un oeil aux stands d'artisanat, derrière lesquels quelques cholitas implorent : “¡ Amigo ! Lleva, colabora con la familia.” (“Mon ami, achète un souvenir, collabore avec la famille”), alors qu'une vieille mendie dans un coin (curieux partage communautaire...). Puis le “président” se livre à un simulacre ridicule durant lequel il fait semblant de réfléchir au prix (convenu d'avance) qu'il va nous offrir pour une traversée en barque de totora, afin de visiter une autre île (l'embarcation “Mercedes-benz” coûtant deux fois plus cher que la classique). Durant les cinq minutes de trajet, c'est de pire en pire ! Des fillettes nous accompagnent et chantent “Frère Jacques” dans toutes les langues (Nico C., on a pensé à toi, elles ne se sont pas recyclées !), suite à quoi elles demandent une “collaboration pour la chanson” (et là, je crois que l'on touche le fond : tout est bon pour gagner un sol). C'est ainsi que, alors que le soleil se couche derrière les montagnes, dans un paysage magnifique, nous passons de l'île Río Uwili à celle d'Hanan Pacha, équipée de restaurants, de sommaires chambres d'hôtes, et même d'une poste. Déprimant, d'autant que plus loin, juste derrière les mêmes montagnes évoquées précédemment, des communautés isolées sur l'Altiplano, elles, peinent vraiment à survivre !
Artisanat et panneaux solaires sur les îles Uros
Jeune insulaire (à noter que les îles disposent d'une école primaire,
mais qu'à partir du collège les enfants doivent se rendre à Puno)
Le trajet entre deux îles dans la fameuse barque en totora à tête de puma
Tristes tropiques...
A l'occasion de notre départ vers le “Nouveau Monde”, nous avions lu un petit ouvrage universitaire d'introduction à l'Amérique latine (“Introduction aux civilisations latino-américaines”, J. Covo, 1995). J'avais noté une phrase qui avait retenu mon attention, où l'auteure, professeure à l'Université Lille III, décrivait les rapports complexes entre tourisme et maintien des cultures. Je vous la livre telle quelle : « Le tourisme est, actuellement, le domaine où transparaît le mieux ce syncrétisme (...) : les touristes, avides d'exotisme, en recherchent les manifestations, fêtes, rite, artisanat ; sans doute perçoivent-ils mal, cependant, que ces modes d'expression, enracinés dans les modes de vie des communautés, constitutifs de leur identité, lorsqu'ils entrent dans le circuit des échanges commerciaux et s'adaptent au goût d'éventuels acheteurs, perdent leur signification et leur authenticité, et souvent se dégradent esthétiquement, entraînant ainsi un processus de DECULTURATION chez les peuples qui les produisent. » Chez les Uros, on est malheureusement en plein cœur de ce processus. Pas facile d'éviter de rentrer dans ce système lorsque l'on voyage, mais l'on y fera désormais plus attention...
Puno, le 11/07/2011
Guéno