Saveurs latines et humeurs mutines (26/01/11 - Paris)
Nous y voilà presque ! Dans une semaine, jour pour jour, c’est pour nous le grand départ direction l’Amérique du Sud…
Le projet est bouclé, vient désormais l’heure des derniers préparatifs. Et celle de faire le point sur les motivations qui nous animent… Partir pour longtemps, même sur des chemins balisés et déjà mille fois explorés, n’est jamais chose aisée. L’impatience règne mais le doute envahit les esprits, et le moment des « au revoir » fait surgir des émotions auxquelles on se pensait imperméable. On quitte les siens – famille, amis, élèves dans mon cas –, on renonce à la routine et on jette aux orties les habitudes, on repousse à plus tard certains projets et on laisse en plan ce que l’on était en train de construire sur place.
Pourquoi partir ?
Partir, c’est sans doute laisser derrière soi, se séparer de, fuir d’un certain côté… voire, comme le soulignait ce vers d’Edmond Haraucourt (1856-1941) passé à la postérité, « mourir un peu ». Mais c’est avant tout s’ouvrir à de nouveaux horizons et se remettre en question. Quoi de mieux qu’un long voyage pour apprendre à se connaître soi-même, pour rechercher l’harmonie entre vie du corps et vie de l’esprit ? Pour questionner ses perceptions et faire vaciller les certitudes ? Sinon, si ce n’est pour en revenir différent, si ce n’est pour essayer de dénouer l’écheveau qui jusqu’à présent sert de fil conducteur à nos destinées, à quoi bon cet exil temporaire ?
Par ailleurs, le voyage est l’occasion de relativiser, de se rappeler qu’ailleurs il y a des choses plus importantes que nos petits soucis, desquels nous avons parfois bien des difficultés à nous décoller. En cela, il sera une pause dans nos vies. Une pause à la fois apte à agir comme une entrave à la fuite des jours, tout en s’offrant comme une prise d’élan pour la suite. En effet, les périples édifient du souvenir, créent des amitiés, sont sources d’enseignements. Ils permettent de nourrir nos existences. Et peu importe les galères qu’ils peuvent engendrer, les coups de blues étant les rançons incontournables des moments d’exaltation. D’autant que nous n’appréhendons pas les mésaventures. Le monde à la rencontre duquel nous voguons est-il plus terrible que celui que nous mettons entre parenthèses pour un temps ? Pas si sûr… De tous côtés, notre civilisation craque comme un vieux navire chahuté de Charybde en Scylla. La raison financière l’emporte sur la raison tout court, l’envie est devenue le principal moteur des sociétés, le stress et l’indifférence glacent nos cités. Alors, si les lieux visités souffrent sans doute aussi des maux nommés ci-dessus, le voyage constitue pour nous un retour à l’échelle de l’homme. Il permet de substituer au rapport de forces un rapport d’idéaux. J’ignore si l’on peut s’affranchir du grand ballet social (qui mériterait un grand coup de balai !), mais c’est dans cet espoir-là que nous partons, armés d’un optimisme bardé d’insouciance !
Pourquoi l’Amérique du Sud ?
Tout d’abord parce que c’est un continent magnifique et varié, qui offre des paysages infinis à la rêverie de l’amateur de grands espaces. Des étendues patagonnes aux sommets andins, en passant par la selve amazonienne et les rivages du Pacifique, c’est la liberté qui nous tend les bras. Et c’est l’appel d’un nouvel inconnu pour nous. Enfant – sans doute le suis-je encore un peu –, j’avais toujours les yeux brillants de curiosité et d’envie lorsqu’un voyage avec mes parents nous conduisait près de l’Espagne ou de l’Italie. Mais les beautés de nos régions françaises ont presque toujours stoppé les pérégrinations familiales à la porte de ces contrées qui peuplaient mes rêves de môme. Alors, est-ce pour combler cette frustration ou pour essayer de répondre à ce gamin aux yeux grands ouverts, toujours est-il que dès que j’ai pu voyager de mes propres ailes, je n’ai eu de cesse d’abolir ces frontières qui continuent de me plonger chaque fois dans des abîmes de contemplation et d’excitation. Qu’y a-t-il de l’autre côté ? Comment ? Pourquoi ? C’est un besoin impétueux, qui devient incontrôlable plus il y a de mystères et d’interdits. Et pour le satisfaire, je n’ai jamais hésité à m’engager dans les méandres de routes délaissées, bien souvent en transmettant le virus à mes proches. Guyana, Kosovo, Nagorno-Karabagh, … Vous n’êtes peut-être que les détours d’une vie mais vous m’avez apporté beaucoup et conforté dans l’idée que, partout, les hommes aspirent aux mêmes désirs.
Ensuite, parce que c’est un continent à l’Histoire riche et millénaire. Une terre qui permet de se confronter à de nombreux peuples aux cultures fort différentes, malgré les tentatives régulières de lissage du grand fer à repasser qu’est la mondialisation. Or, la question de l’identité me fascine. A contre-courant de nombreux discours en vogue, je pense que la confrontation à autrui est indispensable pour évoluer. Les désillusions n’ont encore fait ni d’Asuka ni de moi-même – du moins je l’espère – des êtres incapables d’écouter ; l’indifférence est une maladie moderne à combattre : au contraire, la culture de son prochain est un miroir permettant de mieux se contempler, afin de mieux se comprendre.
Enfin, parce que c’est un continent vivant au plan politique, combatif et en mutation perpétuelle, où l’existence de gouvernements progressistes et de mouvements sociaux dynamiques sont une invitation à l’utopie. Et se plonger au cœur de ce bouillonnement pendant quelques mois revêt une dimension particulièrement excitante et stimulante intellectuellement. D’autant que je me sens rebelle comme jamais (et espérant que le jour où j’aurai renoncé dans le domaine sera celui de ma fin). En effet, l’Amérique du Sud s’impose selon moi comme le meilleur miroir de notre propre Histoire européenne. Un miroir du XIXème siècle, où le programme ultralibéral était déjà chez nous en œuvre. Dans la première partie du siècle de la « Révolution industrielle », âge d’or du capitalisme, la semaine de travail durait plus de 70 heures, l’espérance de vie de la classe ouvrière se situait autour de 40 ans, la pause dominicale était synonyme d’oubli dans l’alcool… La même situation que celle qui prévaut aujourd’hui pour les mineurs de Potosí (Bolivie) ou pour les papeleiros – chiffonniers – des favelas de Porto Alegre (Brésil) ! Sauf qu’eux ont le mérite de ne pas avoir renoncé. Car si nous croyions ce temps là révolu dans nos vieilles sociétés, suite à l’introduction progressive des lois sociales à la conquête desquelles beaucoup ont sacrifié leur sueur et leur sang, la marche du monde semble vouloir depuis quelques décennies faire machine arrière. Vers la honte et le cynisme... Les politiques libérales en œuvre depuis les années 1980 (pertes des droits acquis par les travailleurs, réduction de l’Etat, déclassement de la classe moyenne, et j’en passe) semblent ne pas connaître de frein. L’essor des dettes publiques est constamment alimenté au nom de la lutte contre l’inflation. Dans le même temps, la rente est élevée au rang de panacée, au nom de raisonnements économiques d’une indécente malhonnêteté intellectuelle. Alors certes, je ne me fais pas d’illusions : la vie dans les pays émergents est loin d’être un paradis et pour le moment, on vit beaucoup mieux dans nos confortables certitudes de pays riches. Mais face au néolibéralisme, décrypté au sens bourdieusien de volonté effrénée de destruction des résistances collectives, ces mêmes pays émergents semblent être porteurs d’un supplément d’âme !
Pour conclure…
Vous l’aurez compris, si le but de ce blog à deux voix est d’abord de donner des nouvelles régulières, il revêtira une forte couleur militante (avec une touche d’humour… Il ne manquerait plus que l’on se prenne au sérieux !). Un récit engagé n’est-il pas préférable à d’insipides descriptions ? Ce sera l’occasion pour moi de laisser courir une plume trop longtemps prisonnière des contraintes de mon quotidien parisien, qui ne me laisse ni le temps, ni l’inspiration de coucher sur le papier une rage intérieure parfois difficile à extérioriser ; et pour Asuka ce sera le temps de mettre à profit ses talents de croquiste, et peut-être de mettre à disposition ses compétences de médecin au hasard de nos rencontres…
Voici donc le moment de conclure pour engager enfin nos deux êtres au révélateur des chemins et céder enfin à l’appel de nos « fourmis dans les Andes » (Difficile de trouver un nom à ce blog… Mais ce jeu de mots un peu douteux nous correspond bien, ceux qui nous connaissent le confirmeront. L'allusion aux fourmis dans les jambes est compréhensible pour deux athlètes. Et puis, quoi de plus normal que de se comparer aux petits hyménoptères face aux immensités qui nous attendent ?). C’est un luxe que nous nous permettons, et nous le savons. Liberté du temps, de l’espace, du silence. Alors, nous allons essayer de vous en faire profiter en glissant régulièrement nos petites missives sous la porte de 10 000 kilomètres qui va bientôt nous séparer. Et vous, de votre côté, n'hésitez pas à donner des nouvelles et à nous laisser de petits messages sympathiques (ou critiques) en cliquant sur le bouton "commentaires" en-dessous de nos écrits !
Paris, le 26/01/2011
Guéno
Le "Che fourmi"