Plongée dans l'histoire du Japon (Nagasaki, préfecture de Nagasaki, Japon)
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Extrait du poème « Barbara », Paroles (1946), Jacques Prévert
Week-end péninsulaire (20 et 21/02)
Nous profitons à nouveau du week-end pour explorer la région. Avec, cette fois-ci, Nagasaki comme objectif. Depuis Iizuka, il nous faut d'abord rejoindre la gare de Hakata, puis prendre un Express pour le sud-ouest. Jusqu'à la cité de Saga, c'est une grande plaine parcourue de canaux qui s'étend sous nos yeux. Une petite Hollande ! Puis, alors que nous parvenons aux abords de la mer d'Ariake, sorte d'immense baie qui isole la préfecture de Nagasaki du reste du Kyūshū, le relief se fait plus chaotique. La géographie des lieux est complexe à déchiffrer, comme torturée, à l'image du tragique destin de sa ville principale : le ken (préfecture) est en effet composé d'au moins cinq grandes péninsules aux côtes découpées, et de nombreuses îles bordent ses rivages...
Le train, longeant la côte, traverse à toute allure de petits villages de pêcheurs ; très vite, alors que la mer se resserre, nous apercevons la péninsule de Shimabara (Shimabara hantō), dominée par la masse sombre et magnifique du complexe volcanique du Mont Unzen, très actif dans les années 1990. Une nuée ardente importante, intervenue le 3 juin 1991, est d'ailleurs à l'origine de la mort d'une quarantaine de personnes, dont celle de trois célèbres vulcanologues : Katia Krafft, Maurice Krafft et Harry Glicken.
Lors de notre arrivée à Nagasaki, la ville est en fête, à l'occasion du Nouvel An chinois (jeudi 19 février 2015). Un festival des lanternes, connu dans tout le Japon, y est organisé pour quinze jours, avec force défilés et spectacles. La première vision que nous avons est d'ailleurs celle d'un gigantesque dragon en papier, accroché au plafond du hall d'entrée de la gare ferroviaire.
Construite autour d'une profonde baie, presque semblable à un fjord, autour de laquelle dévalent des collines abruptes, Nagasaki (長崎市) a le don de nous séduire. Son urbanisme est assez curieux, différent en tout cas de celui des autres grandes villes japonaises, érigées dans les plaines. Ici, la plupart de ses 450000 habitants logent dans des maisons accrochées aux pentes escarpées, et l'ensemble n'est pas sans nous rappeler, toutes proportions gardées, la perle chilienne qu'est Valparaíso.
Au niveau historique, la ville aussi mérite de l'intérêt, et ce à double titre : tout d'abord car elle fut pendant très longtemps le seul point de contact du Japon avec l'Occident, contribuant à l'enrichissement culturel et à la modernisation du pays ; ensuite parce qu'elle restera, à jamais, tristement célèbre pour avoir été la seconde (et dernière ville, espérons-le...) à avoir été frappée par la bombe atomique.
Nagasaki, pionnière de l'ouverture du Japon au monde occidental
En 1571, les Portugais établirent un port dans ce qui n'était alors qu'un petit village en bord de mer. Siège d'un commerce florissant, celui-ci connut un essor assez rapide. Ses habitants découvrirent dès lors de nouvelles marchandises du monde entier (armes à feu, tabac, pain, vêtements européens, denrées chinoises, …), qui furent progressivement assimilées dans la culture japonaise. On peut trouver trace de ces influences jusqu'à aujourd'hui, en particulier dans la cuisine locale : tenpura (assortiment de beignets) et kasutera (en fait castella, gâteau symbolique de Nagasaki) – mets typiques de la gastronomie nipponne –, sont ainsi des mots d'origine portugaise.
En 1587, Toyotomi Hideyoshi (1537 – 1598) fit son arrivée au pouvoir. Pour des raisons politiques et religieuses, il décida de soumettre l'île de Kyūshū à partir de Nagasaki. S'il joua ainsi un rôle important dans l'unification du Japon, ce fut au prix d'une politique très agressive, en particulier à l'égard des étrangers. Inquiet de l'influence locale des missionnaires occidentaux, qui avaient gagné à leur cause une bonne partie de la population, il ordonna leur expulsion, menant conjointement une sévère répression à l'encontre des chrétiens, Japonais comme Européens (l'événement le plus terrible fut sans doute la crucifixion de vingt-six d'entre eux en 1597). Nagasaki, qui était jusqu'alors sous contrôle administratif partiel des jésuites, revint sous domination impériale. Toutefois, malgré quelques craintes pour sa prospérité, la ville continua à se développer économiquement, les marchands portugais ne tombant pas sous le joug du ban prononcé par le daimyō (titre de noblesse japonais donné aux puissants gouverneurs féodaux).
Lors de la prise de pouvoir par Tokugawa Ieyasu (1543 – 1616), au tout début du XVIIème siècle, la situation des chrétiens japonais ne s'améliora pas. Au contraire, les persécutions s'intensifièrent et une véritable campagne d'inquisition fut mise en place. Une insurrection fut bien tentée en 1637 dans la péninsule de Shimabara (qui s'étend à l'est de Nagasaki), mais elle fut réprimée dans le sang suite à l'envoi par le shōgun (« généralissime », titre héréditaire affecté aux dictateurs militaires de l'époque) d'une armée de plus de 100000 hommes. Ce fut la fin du bref « siècle chrétien » au Japon (1549-1650).
Soucieux de développer leurs affaires et de concurrencer les Portugais, les Hollandais (Orandajin) surent tirer profit de cette période troublée : malgré la politique officielle de Tokugawa, opposé à toute influence étrangère, ils s'attirèrent les bonnes faveurs du pouvoir en ne s'intéressant qu'au commerce, allant jusqu'à ouvrir le feu sur les chrétiens lors de la rébellion de Shimabara, pour venir en aide au shōgun. Ainsi, en 1641, alors que les Portugais étaient définitivement expulsés, l'îlot artificiel de Dejima (dans la baie de Nagasaki) fut concédé à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales comme base de commerce (cette présence dans la région est aujourd'hui commémorée via le site de Dejima qui, s'il n'est plus une île, est un musée à ciel ouvert, ou encore le site de Huis Ten Bosch, un parc à thème un peu incongru, au nord de Nagasaki, recréant les Pays-Bas à l'aide de copies grandeur nature de vieux bâtiments néerlandais). De cette date à la moitié du XIXème siècle (avant le débarquement du commodore Matthew Perry), cet endroit fut le seul contact du Japon avec le monde extérieur (depuis le XIXème siècle, le nom de sakoku a été donné à cette longue période de politique isolationniste de l'ère Edo / Tokugawa, initiée par Tokugawa Iemitsu). En 1859, Nagasaki put devenir un port libre, et la Restauration Meiji (1868 – 1912) lui permit de rapidement se tailler une réputation de place forte économique (notamment grâce aux chantiers navals).
Cette maison de bois occidentale de l'ère Meiji (1868 - 1912), exemple typique de l'architecture du quartier Higashiyamatemachi, fut un temps occupée par le Consulat de France à Nagasaki
Suite à cette réouverture au monde, à la fin du XIXème siècle, la ville vit affluer de nombreux Européens en quête d'exotisme. Deux œuvres célèbres, prenant comme décor la cité, ont d'ailleurs immortalisé les amours passagères d'Occidentaux avec des Japonaises : le roman « Madame Chrysanthème », de Pierre Loti, et l'opéra « Madama Butterfly », de Giacomo Puccini.
Vue vers le sud-ouest depuis le Mont Inasa : la péninsule de Nagasaki, les îles Takashima, Okinoshima, Iōjima
Nagasaki, symbole de l'horreur nucléaire
C'est le 9 août 1945, à 11h02 précisément, que le destin de la ville changea à tout jamais. Trois jours après l'explosion nucléaire au-dessus d'Hiroshima, Nagasaki, alors très active dans l'industrie nipponne de l'armement, fut touchée à son tour. Mais cette tragédie intervint presque par hasard. En effet, un ciel nuageux réduisait fortement la visibilité au-dessus de Kokura (le principal quartier de l'actuelle Kitakyūshū), la cible initialement prévue. Le pilote du bombardier B-29 américain « Bockscar », parti de Tinian (îles Mariannes du Nord), n'eut alors pas d'autre choix que de se détourner sur un objectif subsidiaire.
Horloge exposée au Musée de la Bombe : récupérée dans les décombres, elle s'est stoppée sur l'heure fatidique
C'est ainsi que « Fat Man », la seconde bombe A, fut larguée à la verticale du quartier d'Urakami, au nord de la cité. Chargée au plutonium, sa puissance était de 21 kilotonnes de TNT, c'est à dire bien supérieure encore à celle de l'engin lâché sur Hiroshima. Explosant à un peu plus de 500 mètres d'altitude, elle détruisit intégralement presque 7km2 de terre et provoqua, en moins de trois secondes, 74000 décès instantanés (et tout autant de blessés ou de gens atteints de maladies, dont beaucoup moururent à leur tour ou portèrent à vie les stigmates du bombardement), dans une ville qui comptait alors 240000 habitants... Parmi les victimes, non seulement des Japonais bien sûr, mais aussi des milliers de Coréens, travailleurs forcés, et quelques centaines de prisonniers de guerre. Désatre humain, désastre matériel, mais aussi cataclysme psychologique aux indicibles séquelles.
Au cours du week-end, nous avons bien sûr pris le temps de nous rendre sur les lieux de commémoration de cet épisode majeur de l'histoire de la (dés)humanité. Dans le Parc de la Paix, nous avons pu échanger quelques mots avec un survivant, un hibakusha (« victime de la bombe »). Toute la journée, ce vieux monsieur, qui n'était au moment du drame qu'un jeune adolescent employé dans l'usine d'armement Mitsubishi, raconte son histoire aux touristes. Cet instant où tout a basculé, où, protégé par hasard par un pylône de béton, il fut en partie sauvé du souffle de l'explosion, intervenue quasiment à l'aplomb de la fabrique. Il répète pour se souvenir. Pour que personne n'oublie.
La pose avec un hibakusha, au pied de la cloche installée dans le Parc de la Paix pour la commémoration des 33 ans du drame nucléaire
Nous avons aussi visité le Musée de la Bombe. Conçu en plusieurs parties, il traite du contexte d'avant-guerre, en posant un regard sans concession sur le gouvernement japonais d'alors. Il revient sur l'horreur, ses conséquences écologiques et humaines, et conclut autour d'une réflexion sur l'ère de la dissuasion nucléaire dans laquelle nous sommes rentrés. Époque aberrante où il y a suffisamment de bombes atomiques en stock pour rayer la Terre de l'Univers, où leur puissance actuelle est telle qu'en envoyer seulement une reviendrait au suicide et à la mort de toute vie, avec celles qui ne manqueraient pas de pleuvoir en retour. Plongée dans l'absurde.
Le Festival des Lanternes de Nagasaki
Heureusement, Nagasaki a su se reconstruire et surmonter le traumatisme, pour devenir une ville paisible où il fait bon vivre. Pour preuve, son festival des lanternes annuel, qui puise ses racines dans son multiculturalisme historique. Autour du XVIIème siècle, du temps où Nagasaki était le seul port japonais ouvert au commerce international, des marchands et des marins chinois purent s'y installer et fondèrent une Chinatown (celle de Nagasaki, Shinchimachi, est toujours une des rares présentes au Japon, et l'une des plus dynamiques). S'ils furent cantonnés (hum, c'est peut-être de mauvais goût!!), à l'image des Néerlandais, ils obtinrent cependant l'autorisation de construire quelques temples confucéens et essayèrent d'importer certaines traditions de leur Chine natale.
Décorations pour le Festival des Lanternes : cette année sera l'Année du Bélier selon le calendrier chinois
C'est ainsi que démarra le Festival Shunsetsu, correspondant au Nouvel An chinois, événement capital dans l'Empire du Milieu. Pour cette occasion, de nombreuses lanternes en papier vermillon sont suspendues un peu partout, afin d'apercevoir les esprits nocturnes insaisissables sensés se balader dans le ciel à cette période de l'année... Un tel festival a quelque chose de kitschissime, mais il y règne une ambiance bon enfant. Cela draine des foules joyeuses, on y mange bien le long de petits stands, et on en prend plein les yeux et les oreilles.
Au bilan, Nagasaki fut pour nous une chouette découverte : c'est une ville charmante, qui mérite le détour !
G / Iizuka, Japon, mars 2015